Právník. Časopis věnovaný vědě právní i státní, 72 (1933). Praha: Právnická jednota v Praze, 700 s.
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Les orientations nouvelles du droit.1


Edouard Lambert, professeur à la faculté de droit de Lyon.
Les orientations nouvelles du droit que je vais envisager sont uniquement celles du droit privé. Car les mouvements du droit public n’entrent dans mon champ de vision que dans la mesure où ils commandent ou influencent ceux du droit privé. Je n’aperçois, d’ailleurs sans doute que quelques-uns des aspects de l’évolution qui adapte les principes du droit privé aux tranformations survenues dans la constitution économique de la communauté internationale. Ceux qui me frappent le plus fortement sont au nombre de quatre.
I. Le premier, c’est la prédominance que les facteurs d’ordre économique prennent parmi les éléments de décision judiciaire dans les parties neuves du droit. Les juges sont amenés d’eux-mêmes — et sont de plus en plus fréquemment conviés par la loi — à tenir compte des données économiques des affaires qu’ils ont à résoudre et à comprendre parmi les opérations qui les conduiront à la solution demandée une balance judiciaire des intérêts en cause.
L’existence de la balance judiciaire n’est pas une découverte de notre temps. La justice a toujours été représentée avec une balance entre ses mains. Ce qui a varié c’est la façon de concevoir ce qui doit être mis dans les plateaux de la balance. On a longtemps pensé que le seul poids de l’autorité et de la tradition, du texte de loi et du précédent judiciaire devait faire pencher le fléau dans un sens ou dans l’autre. On comprend de plus en plus que, pour obtenir des résultats équitables, il faut faire souvent entrer dans la balance judiciaire les éléments plus subtils fournis par l’exploration économique des cas. D’où l’apparition dans la littérature juridique de la fin du XIXème« siècle d’une série de plaidoyers en faveur d’une »jurisprudence des intérêts«. Ce n’étaient encore là que vues de philosophie du droit. La balance des intérêts n’a opéré sa pénétration effective dans le droit positif qu’en recevant des consécrations judiciaires, puis législatives. La jurisprudence anglaise a procédé avec une'particulière franchise à cette réception officielle de la balance des intérêts. La Chambre des Lords, avec l’autorité que lui donne la force liante que ses expositions du droit ont pour les juridictions subordonnées, a proclamé, dans des arrêts s’échelonnant sur la dernière décade du XIXème siècle, le devoir pour les juges de procéder à cette balance pour les problèmes qui forment le centre de la théorie des restrictions à la liberté du travail et du commerce, du droit de la concurrence commerciale. Et depuis la pénétration de la balance des intérêts s’est produite dans divers compartiments de la jurisprudence américaine et de la jurisprudence française.
La balance des intérêts débute par une comparaison des intérêts des parties en cause faite en envisageant ces parties, non pas dans leur individualité, mais dans leurs qualités génériques, comme représentant ces personnages abstraits que sont le créancier et le débiteur, l’assuré et l’assureur, l’employé et ľ employeur. On recherche les conditions dans lesquelles s’exercent les deux activités en lutte et les exigences auxquelles est subordonné leur plein développement. On détermine ensuite pour chacune d’elles l’étendue des dommages causés par le heurt de l’autre. Puis il convient de peser les intérêts ainsi dégagés et de les équilibrer de façon, pour reprendre les termes mêmes d’un grand juge anglais »à ne pas s’exposer à faire subir à ľ un un sacrifice considérable pour ne procurer à ľ autre qu’un avantage secondaire«. Il ne reste plus qu’à procéder à quelques pesages complémentaires pour adapter les données générales ainsi obtenues aux conditions particulières de chaque cas.
Deux exemples éclaireront cette définition. J’emprunte le premier à une matière qui se place sur les frontières du droit civil et du droit du travail: le congédiement de l’employé dans le louage de services conclu sans détermination de durée. Ce contrat peut en principe être rompu par chacune des parties librement, et en l’absence d’usage professionnel établissant des délais congés, à tout moment et immédiatement. L’employeur a longtemps pu exercer ce droit de congédiement sans avoir à rendre compte à personne des motifs qui l’y poussaient. Quelques atténuations avaient commencé à être apportées dans le dernier tiers du XIXème siècle à la rigidité de ce droit. Il a été plus fortement battu en brèche ou limité par quelques-unes de nos législations d’aprèsguerre, la loi allemande de 1920 sur les conseils d’entreprise, les décrets-lois italiens de 1919 et 1924 sur le contrat d’emploi privé et la loi française du 19 juillet 1928. Ces lois ont ouvert à l’employé, qui croit être victime d’un congédiement arbitraire ou injuste, un recours en vue d’indemnité, devant des jurisdictions de nature assez variable, conseils d’entreprise et comités de conciliation en Allemagne, commissions arbitrales pour l’emploi privé en Italie, tribunaux de droit commun en France. Elles obligent ces juridictions à se livrer à une pesage attentif de la valeur respective des intérêts des parties en présence. Dans le plateau de la balance réservé à l’employé, la loi française exige notamment qu’on tienne compte »de la nature des services engagés, de ľ ancienneté des services combinée avec ľ âge de ľ employé, des retenues opérées et des versements effectués en vue ď une pension de retraite«. Quant aux éléments à placer sur le plateau de l’employeur ce sont les motifs légitimes de congédiement qui se ramènent, dit l’article 84 de la loi allemande sur les conseils d’entreprise, à deux groupes: ceux qui lui sont fournis par la conduite du travailleur, et ceux qui découlent des difficultés de la situation de l’entreprise, arrêt, resserrement ou réorganisation de ses affaires.
Tous ces éléments de la balance, d’où sortira l’admission ou le rejet du recours en indemnité contre le congédiement, sont des éléments d’ordre principalement économique.
Je puise mon second exemple dans le droit qui régit les relations des entreprises de services publics avec leurs usagers, droit qui revêt aujourd’hui quelque importance pratique. Car tous les habitants des villes — riches ou pauvres — ont des rapports quotidiens avec les entreprises de distribution d’eau, de gaz ou d’électricité et celles qui assurent les transports en commun.
Aux Etats-Unis, ces relations sont réglées, dans chacun des états dont se compose la grande union fédérale, par une commission permanente de techniciens — Commission de services publics — qui est chargée notamment de déterminer les tarifs maxima qui peuvent être exigés pour la rémunération dee services rendus, en faisant une saine conciliation entre les intérêts des compagnies exploitantes et ceux des consommateurs. Les commissions procèdent à ce travail sous le contrôle des cours de justice, qui se considèrent comme ayant reçu de la constitution fédérale le mandat de veiller à ce que les tarifications établies par les commissions ne dégénèrent point en des mesures confiscatoires à l’encontre des entreprises de services publics. Pour l’exercice de cette partie de sa juridiction la Cour Suprême des Etats-Unis s’est, dès 1892, assignée comme directive de ne reconnaître la validité constitutionnelle des taxations édictées par les dites commissions, qu’autant qu’elles assurent aux sociétés exploitantes la juste rémunération de la juste valeur de l’actif engagé par elles au service du public. Elle a voulu depuis aller plus loin et chercher un critère fixe de la juste valeur. Mais des conflits persistants de vues se sont élevés à cet égard entre ses membres. Ce qui démontre l’impuissance de formules générales — des formules d’ordre économique aussi bien que d’ordre juridique — à fournir la solution en série de problèmes, dont les données varient d’une espèce à l’autre et qui demandent à être traités dans un esprit de finesse plutôt que de logique.
Les rapports juridiques des entreprises de services publics avec leurs usagers ont longtemps été réglés en France exclusivement par le jeu de clauses insérées dans les accords — dits contrats de concession — passés par les communes et départements avec les sociétés auxquelles est confiée l’exploitation de services publics. Pendant longtemps on a appliqué à ces clauses les règles ordinaires des contrats et notamment le principe que les conventions font la loi des parties. Mais les bouleversements économiques de la guerre ont rendu cette situation intenable. Les tarifs avaient été le plus souvent établis à une époque, où il était impossible; de prévoir les taux exceptionnellement élevés atteints pendant la guerre par les cours des matières premières. Leur maintien aurait entraîné la ruine de toutes les entreprises de service public et l’arrêt de leur exploitation. A partir de 3.916, le Conseil d’état a dû tempérer le jeu de ces conventions en y introduisant un élément de réglementation des tarifs par voie d’autorité de la puissance publique. Une série imposante d’arrêts a consacré les principes suivants, dont j’emprunte la formule aux conclusions de commissaires du gouvernement qui sont les commentaires les plus autorisés de la jurisprudence de notre Conseil d’Etat : »L’essence de tout contrat de concession de services publics est de rechercher et de réaliser dans la mesure du possible un juste équilibre, une équivalence honnête entre les avantages accordés et les charges imposées au concessionnaire. Si cet équilibre vient à être rompu par des circonstances imprévisibles lors de son établissement, il doit être procédé à son rajustement à la demande de la partie au détriment de laquelle s’est produit le déséquilibre. Le but de chacun de ces rajustements doit être de fixer le bénéfice legitime à assurer à l’entreprise de services publics.«
Parties de points de départ opposés, les jurisprudences américaine et française se rencontrent au même point d’arrivée quant à la détermination des bases à donner aux tarifications de services publics: bénéfice légitime ou juste rémunération de la juste valeur, c’est tout un. Voilà un chapitre du droit, un chapitre relativement neuf et de grand avenir, qui est appelé à se développer dans tous ses détails par le jeu de la balance judiciaire des intérêts.
II. La balance des intérêts ne se réduit pas uniquement à un pesage d’intérêts individuels. A côté des intérêts des parties et des catégories de justiciables qu’elles représentent, interviennent des intérêts publics qui les limitent et les dominent. C’est par la place exceptionnellement large que les branches neuves du droit privé accordent dans la pesée judiciaire à ces intérêts collectifs que s’affirme le second trait caractéristique que je relève dans les orientations nouvelles du droit. Ce second trait caractéristique, c’est la très grande pénétrabilité du droit nouveau aux considérations d’intérêt public et de solidarité sociale. Le noyau ancien et central autour duquel s’est formé le complexus actuel de ces intérêts supérieurs à ceux des parties, c’est l’ordre public français, les bonnes moeurs allemandes, la police publique anglo-saxonne. Je laisserai de côté leur cortège de satellites, intérêt syndical, intérêt corporatif, intérêt de la profession, de l’entreprise, etc. Ordre public ou police publique sont choses qui ne sauraient se laisser emprisonner dans une définition précise. On peut dire que c’est la résultante des multiples orientations que la collectivité cherche à imprimer à l’action de ses membres dans l’intérêt du développement de la paix sociale ou du bien-être commun.
C’est surtout en Angleterre que la jurisprudence a été amenée à définir juridiquement le rôle que doit jouer le police publique dans la marche de développement du droit. Elle a dû le faire parce que, à la différence de ce qui s’est passé en France, le droit à l’existence de l’ordre public comme facteur de décision juridique a été longtemps contesté en Angleterre. Ce n’est qu’au milieu du 19e siècle, exactement en 1853, qu’il a commencé à y être reconnu. Pour le faire admettre, il a fallu réfuter d’abord l’objection invoquée jusque-là à son encontre et qu’un juge célèbre avait résumée en cette formule imagée. »La police publique est une cavale indomptée; quand on l’enfourche on ne sait jamais où elle vous mènera.« Cette objection, tirée de la variabilité des données de l’ordre public, s’est retournée avec le temps en un argument en faveur de leur réception parmi les éléments de la pesée judiciaire. La police publique est apparue comme l’instrument de liaison entre le droit et les mouvements de l’opinion publique, comme la principale racine par laquelle le droit plonge et s’alimente dans le sol mouvant de croyances et d’aspirations collectives qu’est la conscience publique.
C’est en analysant cette nature sociologique de la police publique que la jurisprudence anglaise est arrivée, dans des arrêts de la Chambre des Lords de l’extrème fin du XIXème siècle, à préciser les rapports qui existent entre les données de l’ordre public et les règles de technique juridique. Elle a établi entre ces deux catégories de règles une distinction qui est tirée de la nature même des lois sociologiques et est, des lors, de nature à valoir pour tous les pays du monde. »Une serie de décisions basées sur des motifs de police publique, dit l’un de ces arrêts, ne peut pas posséder la même autorité que les décisions qui formulent des principes de pur droit. La marche de la politique suivie par un pays par rapport à son commerce et pour en promouvoir les intérêts, avec le temps et la croissance .de sa production, subit des changements sous la poussée de multiples causes qui sont toutes indépendantes de l’action de ses cours de justice. Il est hors de la compétence des tribunaux de fondre dans un moule immuable et stéréotypé une police nationale. Leur fonction n’est pas d’accepter nécessairement ce qui a été tenu être règle d’ordre public il y a cent ou cent cinquante ans, mais de déterminer avec autant d’approximation que les circonstances peuvent le permettre, quelle est la règle de police publique pour le moment.«
L’apport de l’ordre public ou de la politique sociale représente donc ce qu’il y a de plus mobile, de plus difficile à fixer et mesurer, parmi les éléments de la pesée judiciaire.
En ce qui concerne la France, ce qui caractérise ce facteur de l’orientation nouvelle du droit, ce n’est pas la reconnaissance de l’ordre public comme l’un des éléments dont il y a à tenir compte dans l’administration de la justice. Il était déjà mentionné dans divers articles de notre code civil de 1804. Non, c’est la place de premier plan que prend aujourd’hui ce facteur, qui, au début du XIXème siècle, n’avait encore qu’une minime importance. C’est la progression rapide des interventions de la loi — surtout pendant la guerre et depuis la guerre — pour restreindre le libre jeu des conventions dans l’intérêt non plus seulement de la morale, mais du bon ordre économique de la société. Progression qui s’est d’ailleurs accomplie avec plus de discrétion en France qu’en Allemagne ou en Italie, où les dispositions d’ordre économique de la constitution de Weimar et du droit constitutionnel fasciste l’ont singulièrement amplifiée.
C’est le souci de freiner le grandissement, peut-être trop brusque, de l’influence exercée sur l’évolution du droit par les préoccupations d’intérêt public qui a provoqué aux Etats-Unis l’extraordinaire intensification du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois. Dans l’immense majorité des cas — 99 pour cent au moins — où les plaideurs demandent aux cours de justice de déclarer que des lois sont inconstitutionnelles, le contrôle exercé par elles consiste à rechercher si les gênes, apportées par la loi nouvelle à la liberté de mouvement économique des protestataires, sont raisonnables ou non, mesurées ou excessives. La tâche constitutionnelle des cours de justice se ramène à l’établissement d’une juste balance entre les intérêts des particuliers et ceux de l’Etat, entre les droits individuels des premiers et le pouvoir de police du second.
III. La compression des droits individuels les uns par les autres et leur compression commune par les développements multiples du pouvoir de police publique de l’Etat ont fait apparaître un troisième trait caractéristique de l’orientation nouvelle du droit privé. Ce troisième trait c’est la disparition progressive du caractère d’absolutisme que nos codifications du XIVème siècle et, avec plus d’intransigeance encore, les règles anciennes du commonlaw anglo-américain avaient attribué aux droits individuels. Cette réaction contre la conception ancienne des droits se manifeste par l’orientation nouvelle donnée à la doctrine, déjà ancienne, de l’abus des droits. La doctrine de l’abus des droits a d’abord été lancée dans la circulation scientifique européenne par une disposition du code civil allemand — l’article 226 — reproduite dans sa substance par la révision du code civil autrichen de 1916 — qui la présentait sous la forme modeste et timide d’une doctrine de morale juridique déclarant reprehensible l’usage d’un droit quand il est manifeste que cet usage ne peut avoir d’autre but que de nuire à autrui. Sous cette forme psychologique ou moraliste, la doctrine de l’abus des droits ne pouvait prétendre qu’à des applications fort limitées. Elle n’est devenue un instrument d’emploi quotidien qu’en s’acclimatant dans les parties neuves du droit privé où elle sert, notamment en France, à côté do beaucoup d’autres applications à limiter l’exercice collectif de facultés légales, telles que le recours par les groupements corporatifs de toutes sortes à la contrainte syndicale pour forcer non-seulement leurs membres, mais aussi des tiers ou des groupements antagonistes, à accepter leur discipline ou leur politique économique. Mais, en pénétrant sur ces terrains, la doctrine de l’abus des droits a substitué, au fondement psychologique que lui avaient donné les civilistes du début de notre siècle, un fondement objectif, de nature économique: la notion de la relativité des droits, l’idée que chaque droit est limité par sa destination sociale et que l’usage en devient illicite quand il est exercé contrairement à cette destination.
C’est ce point naturel d’aboutissement de la doctrine de l’abus des droits que marque le projet de code franco-italien des obligations dont l’article 74 porte que celui-là doit réparation à autrui »qui lui a causé un dommage en excédant dans l’exercice de son droit les limites fixées par la bonne foi ou par le but en vue duquel ce droit lui a été conféré«. Disposition dont l’adoption par un comité d’éminents juristes français et italiens est d’autant plus remarquable que l’Italie est l’un des pays où la jurisprudence a le plus longtemps résisté à la pénétration de la théorie de l’abus des droits. Une disposition de même esprit a été prévue dans les projets de préparation du code civil polonais. Le code civil de la république russe des Soviets a traduit cette conception générale de la relativité des droits en une formule d’une brièveté et d’une généralité saisissantes : »Les droits civils sont protégés par la loi, sauf dans la mesure où ils sont exercés en contradiction avec leur destination sociale et économique«.
En la plaçant au frontispice, dans son article premier, il en fait un véritable programme d’administration de la justice. Sans doute ce patronage ne semble pas au premier abord devoir être une recommandation près des juristes des pays de vieille civilisation capitaliste. Mais, on l’a fait souvent remarquer, cet article 1, dont la formule parait avoir été empruntée aux travaux de Léon Duguit, n’est relié par aucun lien de filiation nécessaire aux doctrines communistes. Il apparaît plutôt comme la conclusion naturelle des efforts faits depuis un quart de siècle dans la science juridique occidentale pour adapter le droit aux aspirations d’une société où s’éveille le sens de l’interdépendance entre les droits individuels et les droits collectifs.
La forme subjective — du type du code civil allemand — de la théorie de l’abus des droits s’était fait jour en Angleterre beaucoup plus tôt, vers 1880, que sur le continent, sous le nom de théorie de la malice. Condamnée après d’ardentes batailles par des arrêts de la Chambre des Lords de 1892, 1895 et 1897, elle a eu quelques retours agressifs de 1901 à 1925, et n’y a finalement gardé qu’une place extrêmement restreinte, plus restreinte encore que dans le code civil allemand. Mais, dans sa forme objective, en tant qu’expression d’une vision relativisté des droits, elle trouve des pendants ou des points d’appui, soit en Angleterre, soit surtout dans la jurisprudence américaine des dernières années du XIXème siècle et de notre siècle.
IV. Le jeu combiné de ces trois premières orientations actuelles du droit privé tend à assouplir le droit pour l’adapter à l’infinie diversité des situations concrètes qu’il a à régir. Il vise à réaliser pour l'application du droit privé l’équivalent de ce qu’a été, pour l’application du droit pénal, l’individualisation de la peine. Tâche longue, compliquée et délicate qui demande d’autres concours que ceux des législateurs et des cours de justice du type traditionnel. D’où le dernier trait que je veux retenir parmi les caractéristiques de l’orientation nouvelle du droit.
Ce dernier trait, c’est le développement croissant de l’élaboration et de l’application administrative du droit. Il se manifeste d’une triple façon.
1° par l’accroissement de la participation prise au travail législatif par les organes du pouvoir exécutif. Je ne citerai naturellement pas, comme exemple, les méthodes législatives instaurées au cours de ces dernières années en Italie et en Allemagne, où le législatif a abdiqué en fait la majeure part de ses attributions au profit de l’exécutif et laissé s’instaurer un régime de gouvernement par décrets-lois ou ordonnances administratives. Ces législations apparaissent dans une attitude de cavalier seul par rapport к la marche d’ensemble de la vie juridique de la communauté internationale. Ce qui caractérise cette marche commune c’est la multiplication des cas où les législatures n’indiquent plus que les directives générales des réformes juridiques voulues par elles, laissent le soin à l’exécutif d’en arrêter les détails, et ajournent l’application effective de ces lois jusqu’à l’heure où l’exécutif aura terminé son travail de finissage ou de polissage.
Les plus importantes de nos lois françaises de protection des travailleurs, lois sur la journée de huit heures ou sur le repos hebdomadaire, prévoient elles-mêmes à leurs dispositions une série de dérogations et d’assouplissements destinés à les adapter aux conditions particulières des diverses industries et des diverses régions. Ce travail d’adaptation, qui, seul, doime ime réalité concrète à ces lois, en les rendant supportables, est l’oeuvre d’administrations publiques qui ne statuent d’ailleurs qu’après consultation préalable des groupements patronaux et ouvriers intéressés. Nos lois de prévoyance sociale et nos lois de politique commerciale ou économique ne sont plus aptes dès leur promulgation à une entrée immédiate en action. Tel a été le cas de nos lois récentes sur les assurances sociales ou sur les allocations accordées par les employeurs aux ouvriers pour charges de famile. On s’en plaint, on a tort. C’est une nécessité. Il faut, pour qu’elles puissent s’appliquer, une mise au point par les organes du pouvoir exécutif. La loi est trop au-dessus des multiples et mobiles contingences de la vie juridique, pour pouvoir, dans les nouveaux chapitres que fait naître le développement des tâches civilisatrices de l’état, s’adapter à ces contingences sans le secours d’agences administratives.
C’est là un phénomène qui se produit dans tout l’esemble de la communauté internationale. Les juristes américains et anglais Font d’abord accueilli par des protestations beaucoup plus énergiques que ceux du continent européen. Cela ne Fa pas empêché d’y prendre une intensité au moins égale. C’est ce que montre, pour l’Angleterre, une statistique donnée en 1929 par M. Baldwin dans une séance de la Chambre des Communes. Il constatait que, pendant les 3 années qui venaient de s’écouler le nombre moyen annuel des Actes législatifs votés par le Parlement avait été de 50, alors que celui des Règles et Ordonances émises par le pouvoir exécutif avait été de 1408. Le parlement anglais s’est habitué d’ailleurs à insérer dans ses Actes législatifs une clause de style prévoyant que les règlements pris en exécution de l’Acte auront la même autorité que l’Acte lui-même.
Aux Etats-Unis toute délégation du pouvoir législatif à des agences administratives a longtemps été traitée par les cours de justice comme une violation du principe de la séparation des pouvoirs. Ce qui n’empêche pas que le nombre des commissions fédérales ou des commissions d’états particuliers, investies de pareilles délégations, s’y est tellement multiplié que M. Elihu Root, s’adressant dans un discours présidentiel en 1916 à l’Association du Barreau américain, pouvait dire: »En présence de ces agences administratives, la vieille doctrine qui prohibait la délégation du pouvoir législatif est définitivement hors de combat.«
2° Le dernier trait que je retiens de l’évolution actuelle du droit se traduit encore par le même effacement de la conception ancienne de la séparation des pouvoirs en tant qu’elle prohibait l’attribution du pouvoir judiciaire à d’autres organismes que les Cours judiciaires ordinaires. Aux Etats-Unis et en Angleterre, aussi bien que sur notre vieux continent, on a assisté depuis le début de notre siècle, et surtout depuis la guerre, à un véritable foisonnement de juridictions administratives ou de juridictions d’experts spécialisés dans l’application de telle ou telle branche neuve du droit, droit du travail, de l’industrie, du commerce, de la finance. Un tableau saisissant de ce mouvement a été fait pour les Etats-Unis par un juriste américain dans le dernier numéro du Journal de la Société de législation comparée de Londres et pour l’Angleterre, par un jeune et très distingué professeur d’Oxford, Allen, dans un livre dont le titre: »Bureaucratie triomphante« indique assez clairement le désir de réaction. Mais la plupart des auteurs anglais, qui, dans ces trois ou. quatre dernières années, ont entrepris d’étudier ce mouvement, ne nourissent pas l’illusion qu’il puisse être arrêté. Ils souhaitent seulement qu’on le régularise, en plaçant toutes les juridictions bureaucratiques sous le contrôle commun, soit, comme en France, d’une juridiction du type de notre Conseil d’Etat, soit, comme aux Etats-Unis, sous celui des cours de justice de droit commun.
3° Le dernier trait de l’orientation nouvelle du droit se traduit enfin par la propension à faire un appel de plus en plus fréquent, pour l’application de beaucoup de parties neuves de la législation, aux moyens d’exécution et de contrainte, plus souples, plus rapides et moins coûteux que les moyens judiciaires ordinaires, dont disposent les administrations publiques. Cette propension s’accuse surtout aux Etats-Unis dans le droit industriel et dans le droit du travail. C’est ainsi, pour m’en tenir à un seul exemple, que, sur 47 états ou territoires qui, depuis 1911, y ont émis des lois sur la réparation des accidents du travail, il y en a 37 qui ont confié la décision des litiges soulevés par ces lois à des commissions administratives et qui, sous réserve de recours possibles aux Cours de justice, ont prévu l’exécution de ces décisions par les voies administratives. Les Soviets eux-mêmes se sont bornés à marcher d’un pas plus audacieux dans les voies ouvertes par quelques-unes de nos législations en recourant à l’application administrative du droit pour lutter contre la désertion des devoirs de famille. Et leur code de la famille n’a point fait oeuvre révolutionnaire en prévoyant, dans les rapports entre époux, et dans les rapports entre parents et enfants, une méthode administrative, simple et expéditive, d’imposition de pensions alimentaires d’attente.
Mais ce dernier trait de la marche d’ensemble du droit de la communauté internationale est trop complexe, et encore trop mal défini dans ses contours, pour que je puisse faire autre chose que d’en marquer la place.
Je glisse et je conclus:
Ce n’est que par un effort d’analyse que j’ai pu distinguer les quatre traits que je viens de présenter comme caractéristiques de l’orientation de celles des parties actuelles du droit qu’on peut considérer comme constituant les premiers jalonnements du droit de demain. En réalité ces traits s’enchaînent, s’entrecroisent et se recouvrent. Ils ne sont que les divers aspects d’un même phénomène général. Ce phénomène, c’est la pénétration du droit par les sciences sociales. C’est le recul de l’influence des facteurs de pure technique juridique devant les données d’économie sociale. Ou plutôt, c’est l’éveil, dans les cercles dirigeants de la vie juridique, d’une plus claire conscience des conditions dans lesquelles il convient de doser et marier ces deux éléments pour maintenir, en même temps que la stabilité du système juridique existant, son aptitude à répondre aux besoins économiques et aux aspirations culturelles du milieu social auquel il s’applique.
Proslov resolventa univ. prof. Dr. Jana Krčmáře:
Cher maître,
dans votre discours magistral vous avez admirablement dé montré les orientations nouvelles du droit, c’est-à-dire l’évolution qui adapte les principes du droit privé aux transformations survenues dans la constitution économique de la communauté internationale à ce sujet, vous vous êtes occupé du droit français et italien, du droit allemand, du droit anglosaxon ainsique du, droit soviétique. Vous n’oubliez pas non plus le droit qui est en vigueur en Tchécoslovaquie, en mentionnant les dispositions du code civil en date du 1 juin 1811 modernisé par les ordonnances impériales de 1914—1916. Vous permettez que j’ajoute deux mots, en ce qui concerne ce code, du point de vue des orientations nouvelles du droit soulignées par vous. Ce code, dont la »force vitale« est admirée depuis longtemps, a un trait caractéristique très intéressant dû aux instructions élaborées par le conseil d’Etat en 1766 et attribuées plus tard à l’impératrice Marie Thérèse elle même. Ce trait caractéristique, c’est le grand nombre des dispositions auxquelles notre très regretté collègue M. Tilsch a donné le nom des dispositions souples. J’en voudrais donner un seul exemple. L’art. 365 dispose ainsi: Si le bien public l’exige, chaque membre de l’Etat est obligé de céder même la propriété d’une chose contre une indemnisation appropriée (équitable). Si l’on considère cet article des points de vue éclaircis par votre admirable discours, on peut facilement comprendre que les organes d’administration ainsique les tribunaux — en effet ce sont les organes administratifs qui décident de la question à savoir si l’expropriation a lieu ou non et ce sont les tribunaux qui décident du montant de l’indemnisation — peuvent faire renter dans leur calcul les transformations survenues dans la constitution économique de la communauté internationale. Vu ces faits, lorsqu’on s’est décidé a accéder à l’élaboration d’un code civil tchécoslovaque, la commission à laquelle cette tâche a été confiée, s’est efforcée de retenir ce trait caractéristique précieux de notre législation actuelle qui donne, il est vrai, aux organes appelles à décider un appui suffisant mais qui pourtant leur laisse la liberté d’adapter leurs décisions aux besoins du présent.
  1. Disertační přednáška proslovená 17. října 1933 při promoci čestným doktorem Karlovy university.
Citace:
Les orientations nouvelles du droit. Právník. Časopis věnovaný vědě právní i státní. Praha: Právnická jednota v Praze, 1933, svazek/ročník 72, číslo/sešit 20, s. 635-649.